Trois questions à… Julia von Blumenthal, présidente de l’Université Européenne Viadrina (Francfort-sur-l’Oder)
1) L’Université Européenne Viadrina et la Fondation Genshagen travaillent toutes les deux avec des jeunes gens venus des quatre coins d’Europe. En quoi les étudiants d’aujourd’hui ont-ils une vision spécifique de l’évolution de l’Europe en général, et de l’Union européenne en particulier ?
Les jeunes que je rencontre à l’Université Européenne Viadrina sont ouverts au monde, pro-européens et engagés. Bien sûr, les étudiants qui optent pour des études dans une université européenne située dans une région frontalière en plein cœur de l’Europe constituent un groupe à part. Mais les résultats des sondages montrent que les positions pro-européennes sont très répandues dans toute l’Europe parmi les jeunes, et en particulier parmi les étudiants. Ainsi, selon l’Eurobaromètre 2019, 62 % des moins de 24 ans et 67 % des étudiants se sentent citoyens de l’Union européenne, ce qui n’est le cas que de 55 % des plus de 55 ans. L’appartenance à l’Union européenne est très clairement associée chez ces jeunes à la possibilité de voyager, d’étudier et de travailler dans d’autres pays. Les restrictions de déplacement imposées pour lutter contre la pandémie de COVID-19 remettent donc en cause le mode de vie européen de cette génération. Pourtant, ou peut-être justement pour cette raison, la jeune génération et les étudiants souhaiteraient que l’Union européenne ait davantage de compétences dans la gestion de cette crise. À mes yeux, il y a là l’expression d’un désir de voir la solidarité grandir au sein de l’Europe. Les étudiants veulent s’engager, avoir leur mot à dire sur l’avenir. Mais pour cela, il faut que les conditions s’y prêtent.
2) L’Université Viadrina est située à proximité immédiate de la frontière germano-polonaise, région où les relations bilatérales ont été marquées par une fermeture temporaire des frontières qui a parfois suscité de vives critiques. La région frontalière franco-allemande a connu une situation analogue. Ces mesures étaient-elles des réactions sanitaires justifiées face à un virus dangereux, ou témoignent-elles d’une certaine légèreté par rapport aux acquis de la libre circulation dans l’espace Schengen ? Quelles seront, selon vous, les conséquences pour la coopération transfrontalière ?
De part et d’autre, la fermeture des frontières a été un réflexe national à une crise soudaine que personne n’avait vu venir. On peut expliquer cette réaction, et même, dans une certaine mesure, la comprendre. Elle n’en reste pas moins la preuve évidente que les gouvernements nationaux n’ont qu’une idée très vague de ce que c’est que vivre dans une agglomération transfrontalière comme Francfort-sur-l’Oder-Słubice. À Potsdam, on comprenait mieux la situation dans laquelle se retrouvait la région frontalière. La fermeture d’une frontière est une expérience qui laisse des traces dans les esprits. Il me semble que l’étroite collaboration politique, culturelle et économique n’en a pas directement souffert, mais dans les discussions, il m’arrive de percevoir une incertitude nouvelle. Il est d’autant plus important que nous recevions maintenant, de Potsdam comme de Berlin, des signaux indiquant clairement un renforcement de la collaboration. Comme toute autre crise, un virus ne s’arrête pas à la frontière entre deux pays européens. Nous avons par conséquent besoin de stratégies transfrontalières pour gérer de telles crises.
3) Quel sera l’impact de la crise du coronavirus sur les lignes de démarcation entre l’Est et l’Ouest, mais aussi entre le Nord et le Sud dans l’Union européenne ? Vont-elles s’affirmer ? Ou bien la crise pourrait-elle aussi être l’occasion de les surmonter ?
Avec les décisions prises lors du dernier sommet européen, l’Union européenne tente de s’engager dans de nouvelles voies. Le signe le plus flagrant est le revirement de la chancelière allemande sur la question de la solidarité budgétaire. La durée des délibérations lors de ce sommet, la réaction plutôt timorée du Parlement européen et les discussions toujours en cours dans les pays membres montrent à quel point ce compromis est fragile. Je crois que nous sommes encore trop plongés dans la crise pour pouvoir évaluer définitivement si elle rapproche les pays de l’Union européenne ou si, au contraire, elle exacerbe les lignes de démarcation existantes. Une chose est sûre : les problèmes à venir sont si importants qu’aucun pays ne pourra y faire face tout seul. De ce point de vue, il n’existe aucune alternative raisonnable à une étroite collaboration européenne. Espérons que cette réalité rendra plus enclins au compromis tous ceux qui n’adhèrent pas fondamentalement à l’idéal de l’intégration européenne.